Stéphane Beaud, sociologue et enseignant, propose une interprétation sociologique sur la grève des Bleus en Afrique du Sud. Un outil pour comprendre le "bus de la honte".
Dans son livre "Traîtres à la Nation ?" (éditions La Découverte), le sociologue Stéphane Beaud tente d'expliquer la grêve des Bleus en Afrique du Sud. Décryptage :
Objectif du livre
"D’une part, contrer le discours dominant qui dit que cette grève c’est le fruit de la banlieue. Deuxièmement, proposer une analyse sociologique qui laisse la place à différents facteurs comme le rapport à la presse ou la relation avec Raymond Domenech. C’est aussi proposer un autre regard que celui « racialisant » qui a été massivement utilisé politiquement. « Les caïds immatures qui commandent des gamins apeurés », c’est une phrase d’un Ministre de la République qui restera dans l’histoire malheureusement. Et c’est profondément dangereux de tenir ce type de discours à l’Assemblée Nationale".
Le rôle de la presse
"Même devant la télé, on voyait très bien que les joueurs n’avaient pas envie de parler à la presse et que certains journalistes en avaient ras le bol. Il y avait une forme de tension structurelle. Dans le communiqué de grève, les joueurs insistent sur le rôle du journal l’Equipe. Ça m’a donc donné envie de mettre tout ça en perspective. Les journalistes font leur boulot. Mais dans cette Une de l’Equipe, il y a une petite part de responsabilité parce qu’il y a un vrai choix éditorial. Cette façon de sortir le scoop, avec ce titre accrocheur, associé au photomontage et à l’édito, c’est une responsabilité éditoriale qui a fait débat au sein même du journal. Et cela a aussi perturbé les joueurs. Le mot « enculé » est assez courant dans notre société et dans les stades mais lorsqu’on le voit en gros caractère et circulant dans le monde entier… Ce n’est pas parce que les joueurs de foot n’ont pas fait beaucoup d’étude qu’il ne faut pas bien les traiter".
Le rôle de la FFF
"Knysna, c’est une situation paroxystique qui vient condenser une série de tensions qu’il y avait dans cette équipe. Entre l’équipe et les journalistes, entre les joueurs et Domenech, et au sein même de l’équipe, entre différents types de joueurs. Et en plus, l’équipe jouait très mal. C’était tout sauf une équipe. C’est bien connu, les tensions sociales ressurgissent quand on joue mal. Certaines personnes m’ont dit : « Si Fernard Sastre avait été encore là, ça ne se serait jamais passé comme ça ». La FFF a un rôle objectif. Notamment par le fait que Domenech ait été reconduit dans ses fonctions en 2008 après un échec retentissant".
Le rôle des joueurs
"Le travail du sociologue, c’est d’aller contre les raccourcis en disant que les individus appartiennent à un système économique social et culturel. Pourquoi les joueurs des autres pays ne font pas grève ? Qu’est ce qui caractérise la situation particulière des joueurs de foot en France ? Mon boulot, c’est de creuser les différentes pistes explicatives possibles. Avant de dire « c’est la faute des joueurs, de la banlieue, de la racaille » avec tous les effets politiques que cela peut avoir. Moi je dis : « non, ce n’est pas ça la cause de la grève. Ce n’est pas parce qu’ils sont noirs… ». Les joueurs sont les produits d’un système. Je fais la comparaison entre Zidane et Nasri. Zizou arrive à Bordeaux à 22 ans, il part en Italie à 26 ans. Il a eu le temps de mûrir dans sa tête. Aujourd’hui, les joueurs partent très jeune. L’OM a besoin de fric donc il vend Nasri, le minot, comme une marchandise. C’est ça le paradoxe : les joueurs sont très bien payés mais ils sont le produit d’un système capitaliste hyper libéral où le footballeur est une marchandise que l’on doit valoriser et qui est aussi à la merci de la vindicte publique au moindre écart. Les joueurs les plus intelligents sont ceux qui savent faire profil bas. C’est ce que disait Guy Roux à Auxerre : « Ne venait pas avec vos Lamborghini, vous avez face à vous un public de petits artisans et ouvriers qui mettent dix ans à s’acheter une voiture » ".
Le rôle de la société
"La France est coupée en deux avec d’un côté les banlieues qui sont dans un état d’abandon social et économique et dans lesquelles on va puiser des joueurs. Pour moi, l’exemple c’est Evra. Beaucoup lui tombent dessus mais c’est un gagneur. Il vient des Ulysses, il n’a pas fait de centre de formation et est passé par la 3ème division italienne. Il est fier de son parcours. Il a donc cette espèce de « grinta », de rage en lui, d’orgueil qui est mal perçu.
Si l’on compare les Bleus de 1998 et ceux de 2010, on constate que l’Equipe de France de 1998 n’était pas du tout Black-Blanc-Beur, elle était surtout blanche. Et les joueurs noirs de l’époque étaient surtout antillais. Aujourd’hui, on a une équipe de France avec une majorité de joueurs d’origine africaine. Mais c’est absurde de contester le fait qu’il y ait davantage de noirs. Quelles sont aujourd’hui les familles qui envoient leurs enfants dans les écoles de foot ? Ce ne sont pas les enfants de Sarkozy et Hortefeux que je sache. De même, l’équipe de France de 2020 sera différente. Il y aura surement beaucoup de joueurs d’origines africaines. On verra également des joueurs d’origines asiatiques. C’est un sport populaire donc il est à l’image de la transformation des classes populaires françaises".
Retrouvez cet article dans son intégralité dans l'hebdomadaire Le 10 Sport en vente en kiosque depuis jeudi. Ecoutez également l'interview de Stéphane Beaud dans l'émission "Le Club 10" sur 10 Radio.