Face à la crise existentielle qui secoue le rugby français, Jean-Claude Skrela tente de trouver des explications. L’ancien sélectionneur du XV de France (1995-1999) puis Directeur Technique National (2004-2014) ne cache pas son inquiétude.
Avez-vous été rassuré par la victoire du XV de France face à l’Écosse ? C’est bien qu’ils aient gagné. Même si ce fut dans la difficulté et grâce à des écossais qui n’ont pas été très efficace. Mais il y a encore du chemin à faire. La victoire fait du bien. Au moins, elle ramène un peu le sourire. Êtes-vous séduit par l’apport des jeunes joueurs ? Évidemment. Ca me plait beaucoup. Mais je regrette aujourd’hui que tous les gamins qui ont été champion du monde des -20 ans l’an dernier ne jouent pas dans le Top 14. Il y en a quelques uns mais pas suffisamment. Si Romain Ntamack a ce niveau aujourd’hui, c’est parce qu’il joue avec son club. Il est en train d’acquérir de l’expérience. Même si contre le Leinster en Champions Cup, il a été en difficulté. C’est aussi parce qu’il a vécu ce match-là qu’il travaille et qu’il essaye de surmonter les difficultés. C’est à cette âge-là qu’on peut acquérir les compétences du très niveau. Donc j’aimerai voir un peu plus de jeunes jouer en Top 14, et donc en équipe nationale. La plupart de ces jeunes joueurs sont estampillés « Stade Toulousain ». Selon vous, le jeu proposé par cette équipe, c’est l’avenir du rugby français ? Ce n’est pas l’avenir. C’est le rugby actuel, dans le monde entier. C’est le rugby qui gagne aujourd’hui. On voit bien au travers de Toulouse, que la jeunesse n’est pas un handicap pour jouer au plus haut niveau. Au-delà de la philosophie du jeu, au-delà de la philosophie du club, quand on met tous les ingrédients pour faire jouer les jeunes et les confronter au plus haut niveau, ça marche. Aujourd’hui, le Stade envoient de nombreux joueurs en sélection mais gagnent quand même en championnat avec d’autres jeunes joueurs. Le jeu qui gagne aujourd’hui, c’est avec l’équipe qui mêle vitesse et intensité.
« J’ai proposé un tas de choses… »
Pourquoi alors a-t-on l’impression que les Bleus sont en retard et ne jouent pas à la même vitesse-intensité que l’Angleterre, l’Irlande ou le Pays de Galles ? Dans le Top 14, toutes les équipes ne jouent pas à vitesse et intensité maximale. Elles ne jouent pas à un degré de déplacement physiologique intense. Les équipes se focalisent beaucoup plus dans le combat que dans la course. Le jeu est plutôt statique, et avec du jeu au pied. L’intensité, elle est principalement dans le combat. Pas dans le dynamisme et le déplacement. C’est là ou on est en difficulté. La technique ne peut s’acquérir que si vous jouez souvent et longtemps à vitesse et intensité maximale. C’est notre faiblesse. Je ne sais pas si nos joueurs peuvent courir très longtemps à vitesse et intensité maximale. Je pense que non. Et j’ai le sentiment que l’équipe de France est encore coincé entre ces deux objectifs : la course et le combat. Elle se cherche. Les Bleus doivent-ils choisir un style ? Il n’y a peut-être pas assez de confiance pour aller vers le terrain de la vitesse. Est-ce que au moins tout le groupe est d’accord pour tendre vers ça ? Est-ce que c’est l’objectif du staff ? Je ne sais pas si ce sont les joueurs ou si c’est la stratégie qui veut ça. On ne peut pas rester dans cet entre-deux très longtemps. Quelles sont les solutions pour combler ce retard vis-à-vis des autres nations ? Je vais remuer le couteau dans la plaie mais je crois qu’aujourd’hui on a du retard parce que l’organisation de notre rugby n’est pas bonne. En France, ce sont les clubs qui contrôlent le rugby. Dans les autres nations, ce sont les fédérations. De même, pour les autres, la Coupe d’Europe importe plus que le championnat. Nous, on joue d’abord le Top 14. Nous n’avons pas la même philosophie. Moi je pense que les trois compétitions ne sont pas compatibles. Ca fait trop. Il faut faire des choix. Et puis pour les joueurs, c’est quand même compliquer de jouer avec une certaine philosophie dans un club et jouer différemment avec l’équipe nationale. La première chose que le rugby français devrait trouver, c’est une identité de jeu commune. C’est ce que font les Anglais et les Irlandais. La stratégie peut être différente mais la philosophie doit être la même. Certains observateurs pointent du doigt la période durant laquelle vous étiez à la DTN. Regrettez-vous quelques décisions de cette période-là ? J’ai proposé des tas de choses… Mais ça n’a pas été voté. Je n’étais que salarié, pas élu. Par exemple, l’idée des contrats fédéraux. On a mis cela en place pour le 7 et ça marche. On est passé d’un niveau de fédérale à une qualification pour les Jeux Olympiques. Au niveau du XV, cela pouvait être pareil. Nous avons un pôle France avec des gamins qui ne jouent pas dans les clubs. Il aurait fallu les laisser au pôle et leur faire jouer des matchs internationaux ou la petite coupe d’Europe, pour leur faire acquérir toutes les compétences du très haut niveau. Il y aurait eu de belles choses. Mais cela a été refusé. Parce ce que c’était politique. Et on a perdu des générations. J’en suis conscient. Et il faudrait aussi que le rugby français réfléchissent sur les fondamentaux du rugby. Les fondamentaux du rugby, ce n’est pas « la mêlée, la touche et les rucks » ! C’est « avancer, soutenir et marquer » ! Dans les écoles de rugby, ils mettent des boucliers par terre, ils font plonger les gamins et ils font des rucks. Et à la fin de l’heure, ils n’ont presque pas joué au rugby. J’ai essayé de faire plein de choses mais le club reste numéro un. L’équipe nationale n’est pas la priorité. Le DTN actuel se heurte au même problème.
« L’affaire Novès ? Il n’y a plus de respect… »
La Fédération Française de Rugby ne s’est-elle pas mis toute seule dans la difficulté en se séparant de Guy Novès prématurément ? Au-delà de la tempête médiatique que cela a engendrée. Je ne suis pas choqué par le fait qu’on se sépare d’un sélectionneur. Je suis étonné en revanche que cela ne se soit pas fait dans les règles. J’ai beaucoup d’affection pour Jacques Brunel que je connais très bien. Mais par rapport à l’objectif imposé, c’est déjà trop tard. Ce n’était pas le bon moment de tout changer. Je pense d’ailleurs que les mauvais résultats de l’équipe de France ne viennent pas que des coachs. Aujourd’hui pourtant, certains joueurs se plaignent de ne pas travailler assez à Marcoussis. Quel est donc la part de responsabilité du staff ? Si les joueurs disent ça, cela doit donc vouloir dire qu’ils ne travaillent pas assez aussi dans leurs clubs. Parce que si on bosse bien toute l’année, les acquis physiques et physiologiques rugbystique ne se travaille pas huit jours avant un match international. En revanche, ils ont peut-être le sentiment qu’il n’y a pas assez de préparation collective. Quelle est la philosophie de jeu ? Quelle est la stratégie ? Mais s’ils pensent qu’ils ne le travaillent pas assez, c’est facile d’en discuter directement avec les entraîneurs. Jacques Brunel est quelqu’un de plutôt ouvert. Il peut entendre ça. Chacun doit se remettre en question. Joueurs et entraîneurs. L’intérêt étant que tout le monde partage la même identité de jeu. Mais n’oublions pas que ce sont les joueurs qui sont les acteurs du match. A eux aussi de s’adapter et de rectifier les choses sur le terrain. Les cadres sont là pour ça. Certaines décisions se prennent directement sur le terrain. L’image du rugby semble écornée actuellement. Êtes-vous inquiet ? Oui car notre image en a pris un pet ! Moi ça me fait mal. Le rugby a gagné beaucoup d’argent en mettant en avant ses valeurs. Mais aujourd’hui, on a perdu nos valeurs ! Il faut voir ce qui se passe. Il n’y a plus de respect. Regarder comment se parlent les gens. Regardez comment certains présidents du Top 14 parlent de leurs joueurs. Et sur l’affaire Novès, on a quand même bafoué le droit du travail. Il n’y a plus de respect. Tout cela rejaillit sur l’image du rugby. Ca m’interpelle ! Nos valeurs sont en souffrance. Pas sur le terrain, mais dans l’environnement. On dit qu’il y a un désamour de l’équipe de France à cause des résultats, moi je pense que c’est plus que ça ! Aujourd’hui on constate une baisse du nombre de licencié. Peut-être aussi parce qu’on ne retrouve plus dans les clubs le respect, la chaleur, les valeurs et l’environnement qu’on y trouvait avant. Donc les gamins vont ailleurs. Je suis inquiet. Et je ne suis pas certain que les quelques décisions qui vont être prises dans l’urgence vont vraiment changer les choses. Romain Amalric